Cérémonie du Centième Jour

en hommage à Lord Yehudi Menuhin

Wat Sisattanak, Saint-Leu La Forêt, le samedi 19 Juin 1999

Lord Menuhin

22 avril 1916 - 12 mars 1999

Hommage par Chansamone Voravong, Président d'OLREC

 

 

 

Vénérables, Mesdames, Messieurs,

Si nous pouvons nous réunir aujourd'hui, en cette pagode, un lieu sacré du bouddhisme laotien, c'est grâce à la générosité de la France qui nous a accueillis et nous a permis de partager sa destinée, et grâce à l'hospitalité de la Ville de Saint-Leu La Forêt, qui a bien voulu accepter l'établissement de cette pagode. Nous leur en sommes à jamais reconnaissants.

Mesdames, Messieurs, chers amis,

Je vous remercie de votre présence à cette cérémonie traditionnelle et bouddhiste, en hommage à Lord Yehudi Menuhin qui nous a quitté pour la vie éternelle il y a cent jours -le 12 mars 1999- en laissant pour nous et les générations futures une mission, à savoir que "chaque être humain a l'éternel devoir de changer ce qui est dur et brutal en une tendre et subtile offrande, ce qui est grossier en un objet de raffinement, ce qui est laid en beauté, la confrontation en collaboration, l'ignorance en connaissance, de ce fait redécouvrir le rêve d'enfant d'une réalité créatrice sans cesse renouvelée par la mort, serviteur de la vie, et par la vie, serviteur de l'amour".

Lord Menuhin n'est ni un prêcheur ni un donneur de leçons. Tout au long de sa vie, il a mis ces paroles en pratique, bien longtemps avant de les avoir dites et écrites. Helena Vaz da Silva (MPE), Vice-Présidente de l'ACE, dans le numéo spécial du journal du Centre ^ational de la Culture du Portugal, consacré à Lord Menuhin, a écrit: "Je n'ai jamais su où il allait recharger ses batteries, parce que je ne l'ai jamais vu s'arrêter. Il serait allé de par le monde, complètement possédé par sa mission, qui était de répandre l'harmonie". Lui-même disait à l'occasion : "J'ai eu beaucoup de chance dans ma vie, par les parents que j'ai eus, par la famille et les amis qu'il m'a été donné d'avoir. Même si je devais vivre très vieux, je n'arriverais jamais à rendre tout ce que j'ai reçu."

Né le 22 avril 1916 à New York, Yehudi Menuhin fut un enfant prodige dans la pleine acception du terme, écrit Alain Lompech dans "Le Monde" du 14-15 Mars: "encore en culotte courte il jouait comme un adulte qui aurait été génial. Fût-il mort voilà soixante dix ans, à l'âge de treize

ans, que son nom serait encore inscrit au panthéon des grands artistes de ce siècle".

... Quand on demandait à Yehudi Menuhin s'il avait été un de ces enfants prodiges qui semblent n'avoir jamais eu besoin d'apprendre pour savoir, il répondait: "Ce n'est pas juste, j'ai eu besoin d'apprendre, mais, comme tous les enfants, je suis né avec un héritage qui date de millions d'années; l'enfant est l'incarnation de vies antérieures; on croit qu'il est nouveau né, mais il est le miracle d'une vie qui n'a pas été interrompue depuis l'origine de l'homme et bien avant".

C'est ainsi que, dépassant la virtuosité qu'il avait acquise dès son enfance, Yehudi Menuhin s'est imposé comme un homme de fraternité, qui avait allié la musique aux causes qu'il défendait. "Pour tenter d'interpréter -avec quel talent! - les musiques de tous les temps et de toutes les cultures", écrivait son ami Michel Serres, philosophe,"il aura voyagé par toute la terre, connu les grands de tous les pays, lutté contre toutes les guerres, les violences et les injustices, eu pitié de toutes les misères, aimé tous les enfants."

En effet, l'éducation artistique des enfants était l'une de ses priorités. Pour lui, disait son ami, le compositeur Marcel Landowski, une grande partie du drame de la jeunesse actuelle, notamment dans les banlieues, c'est le néant des enseignements artistiques. On laisse les enfants totalement en friche dans ce domaine. Alors que l'art, la musique peuvent être des vecteurs de paix, des éléments pour empêcher la violence. Dans les écoles qu'il a fondées, il essayait de montrer que, par la musique, on pouvait aimer la vie. Il se donnait un mal fou pour essayer de sensibiliser les gouvernements à cette idée.

N'ayant rien trouvé -avec stupéfaction- sur la dimension culturelle dans l'Agenda 2000 qui sera débattu au plus haut niveau des Etats membres de l'Union, entre fin février et juin 1999, il a adressé le 17 février au Conseil européen ses remarques: ...Ce n'est qu'avec une formation créatrice qui ne supprime aucun don de l'enfant, mais qui au contraire le civilise, que nous pourrons ensemble engendrer une société qui domine et absorbe sa violence.

C'est l'art qui peut structurer les personnalités des jeunes citoyens dans le sens de l'ouverture de l'esprit, du respect de l'autre, du désir de paix. C'est bien la culture qui permet à chacun de se ressourcer dans le passé et de participer à la création du futur.

... En ignorant d'une façon si manifestement aveugle la culture, vous vous construisez une tour d'ivoire fondée sur des sables [...].

Lord Menuhin a créé l'International Yehudi Menuhin Foundation (I.Y.M.F) à Bruxelles en 1991, dans l'espoir de donner vie à de tels projets qui ont tous pour but de donner une voix à ceux qui n'en ont pas - les enfants, les minorités, les cultures...:

MUS-E introduit les arts à l'école afin de développer la créativité des enfants, de libérer leur potentiel créateur et de prévenir ainsi la violence et le racisme en encourageant l'harmonie et l'esthétique dès le plus jeune âge. En oeuvre dans 12 pays de l'Union Européenne, MUS-E s'adresse aujourd'hui à plus de 3.000 enfants de 35 écoles différentes grâce à l'appui de l'Union européenne et de nombreux gouvernements nationaux ou régionaux. Son action est destinée à s'étendre le plus largement possible. Le voeu de Lord Menuhin était que tous les enfants puissent chanter et danser dans les écoles chaque matin.(Marianne Poncelet, Séc. Gal I.Y.M.F.)

Les concerts thématiques unissent les voix de plusieurs cultures à travers la musique, le chant ou la danse. Aux côtés de Stéphane Grapelli, de Ravi Shankar, de Marcel Marceau ou de Miriam Makeba parmi tant d'autres, Lord Menuhin a présenté sur scène l'âme de plusieurs cultures à travers leurs expressions musicales.(M. Poncelet)

L'Assemblée des Cultures de l'Europe (ACE) : Lord Menuhin voulait que toutes les cultures aient une voix dans cette "Deuxième Chambre des Représentants" y compris les plus petites et les plus éloignées, et que les institutions européennes soient obligées de l'entendre. Conjointement avec l'Union Européenne et les autres organismes européens (Conseil de l'Europe, OSCE), cette assemblée développera le respect et la promotion de la diversité et de la richesse des cultures, et protégera plus particulièrement les cultures menacées d'extinction et celles qui n'ont pas de voix. (C'est le cas de la culture laotienne en Europe).

Puisque le Traité d'Amsterdam comporte maintenant un amendement qui met en évidence le respect et la diversité culturelle (Art. 128, par. 4), il devient plus que nécessaire d'établir une représentation et une protection appropriées des cultures d'Europe. L'Union Européenne qui se dit Union des Etats doit aussi évoluer dans le sens d'une Union des Cultures et non pas seulement grâce à une représentation politique et proportionnelle.

J'ai été présenté pour la première fois à Lord Menuhin, par notre ami Pierre Rabhi qu'il aimait beaucoup, un agroécologiste et écrivain, adepte de l'économie alternative solidaire, à l'occasion de la première rencontre pour cette assemblée des cultures de l'Europe, dans une salle de conférences du Parlement européen à Bruxelles, encore en plein aménagement, le 21 novembre 1997. Cela a duré quelques minutes -moins de cinq je pense- pendant lesquelles Lord Menuhin prêtait son entière et totale attention à notre entretien. C'était suffisant pour qu'il comprenne la nature des Laotiens réfugiés en Europe, leur histoire, leur place tout indiquée à l'ACE pour permettre à leur culture reconnue et sauvegardée de participer à la construction européenne, à la paix et l'harmonie dans le monde, à la coopération avec leur pays d'origine, le Laos.

La Deuxième réunion de l'ACE s'est tenue à Lisbonne -Pavillon de l'Union européenne à

l'Expo 98, les 26/27 Septembre 1997, à l'issue de laquelle Lord Menuhin et nous-mêmes avons signé la "lettre d'intentions" affirmant notre volonté et notre engagement pour le but et la fonction de cette Assemblée, qui est de donner à ses Cultures de l'Europe membres, le statut, la voix, l'influence qu'elles doivent avoir en ces temps. Peu après, OLREC (Organisation Laotienne des Ressources Edifiées pour la Coopération), en tant que regroupement de Laotiens en Europe, a été admise comme membre de l'ACE par son Conseil et son Président Fondateur, Lord Menuhin.

J'ai retrouvé cet homme attentionné, avec ses yeux scintillants d'humanité, de sollicitude, sa voix douce et chantante, lors d'une entrevue à Bruxelles en janvier 1999 qu'il m'a accordée, lors du forum sur "Une Europe des Cultures dans une Europe des Régions", pour demander son soutien à un projet de film documentaire de Jean-Paul Cornu sur les Laotiens en France et le devenir de leur culture. Il a trouvé l'idée très bonne, et a pensé tout de suite qu'elle devrait pouvoir associer aussi d'autres groupes culturels qui, comme nous, connaissent la souffrance. Il m'écrira plus tard: Ze vous souhaite, si vous faites ce film documentaire, une meilleure appréciation de la culture laotienne et un beau film. Si un jour je peux voir le film, je vous donnerai, je n'ose pas dire ma bénédiction ( ici, il met une croix pour renvoyer à une mention manuscrite "par humilité"), mais de toute façon vous pouvez employer mon nom [...].

J'avais cette lettre encore dans la main lorsqu'en cet après-midi du 12 avril, un ami de l'AFP m'a téléphoné pour m'annoncer le décès de Lord Menuhin et pour me soutenir dans mon désarroi prévisible. Pendant plusieurs jours, j'ai reçu des manifestations de sympathie venant des amis et des connaissances d'un peu partout dans le monde. L'International Yehudi Menuhin Foundation/ACE, répondant à mon message de condoléances à la famille de Lord Menuhin et à la "Grande Famille Menuhin", m'a assuré que la Fondation continuera à promouvoir et à perpétuer les projets humanitaires et culturels comme il l'avait recommandé, et l'ACE renforcera son activité selon les principes et les valeurs de notre inoubliable maestro Lord Menuhin.

 

Vénérables, Mesdames, Messieurs, chers amis,

Nous sommes réunis aujourd'hui, pour honorer la mémoire d'un homme universel, citoyen du monde, un guide et un repère pour l'humanité, un bienfaiteur des Laotiens en Europe et des Laotiens en général. Homme unique, par son talent et sa bonté, il aura incarné son siècle, pour y avoir tout connu. Alors que, depuis sa jeunesse, les grands et les puissants de la terre se penchaient devant lui, il a su, toute sa vie durant, ne jamais perdre l'amour simple des perdants, des pauvres, des gosses et des misérables.

Il est venu - et maintenant il est parti. D'autres à présent devraient essayer de continuer.

Comme nous-mêmes. Sur le chemin de paix et d'harmonie qui a toujours été le sien.

 

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